Travaillez-vous selon vos valeurs ? La profession, cette spécialisation, cette monoculture du travail vous convient-elle ? Est-ce vraiment ce que vous avez toujours voulu faire ou est-ce, faute de mieux ? Quelques éléments de réponses pour se remettre en question et remettre à plat cette culture du travail dans laquelle nous vivons…
Si un jour on te reproche que ton travail n’est pas un travail de professionnel, dis-toi bien que des amateurs ont construit l’arche de Noé et des professionnels le Titanic ! »
Cela commence avec cette note humoristique et se poursuit avec cet échange sur les réseaux sociaux :
– Comme quoi la professionnalisation, il y a à redire.
– Oui, et l’époque actuelle ne favorise pas beaucoup l’artisanat, et certaines professions disparaissent au profit de la grande distribution. C’est dramatique.
– Certes, mais ce que nous nommons aujourd’hui l’artisanat est déjà une professionnalisation. Par exemple, au Moyen Age, nombre de confréries sont nées pour défendre telle ou telle autre profession au détriment d’autres, plus généralistes. Et donc en tant que telles, jugées incompétentes. Ce qui à mes yeux est une foutaise et représente le début de la folie dans laquelle nous sommes aujourd’hui.
Les personnes malhonnêtes sont partout, professionnalisation ou pas ! L’exemple type étant la guerre entre les épiciers et les apothicaires sous la houlette des médecins, puis plus tard les pharmaciens sous la houlette des laboratoires. Au nom d’une perfection tout ce qu’il y a de plus inhumaine, la professionnalisation fait foi, fait loi.
C’est pour cela que j’avais énormément apprécié le livre « L’Islande médiévale » de Régis Boyer, livre dans lequel il expliquait que oui, des métiers existaient bien, mais que chaque habitant savait « tout faire », je vais dire ça comme ça, et ce même si c’est très excessif. Un Islandais, tout Islandais qui se respectait savait cuisiner, lire, écrire, chanter, faire de la musique, s’occuper de ses bêtes, fabriquer ses outils, construire sa maison, se soigner, se battre, défendre les siens, etc… Et faire ce que nous appellerions aujourd’hui de la politique, c’est-à-dire participer à l’Alping, l’assemblée des hommes libres. Une vue d’ensemble, toujours. Pas de professionnalisation. Pas de monoculture du travail.
Travaillez-vous selon vos valeurs ? Pourquoi à tout prix ce besoin de spécialisation ?
Alors, je sais bien que chacun peut me rétorquer que sans professionnalisation, nous n’en serions pas là où nous en sommes aujourd’hui, que ce soit au niveau « spirituel », philosophique, matériel, artistique, scientifique, technologique, etc. Oui, et alors ?
Sans parler des jeunes, des nouveaux et de ceux que nous avons été. Des jeunes qui doivent se torturer l’esprit pour se choisir une orientation, une filière, un métier, qui au final ne leur convient pas forcément plus que ça. Mais comme il faut gagner sa vie n’est-ce pas, enfin dans une société comme la nôtre.
Bien sûr il y a des personnes qui se sentent plus attirées – quand ce n’est pas irrésistiblement aimantés ! – vers une occupation particulière. Mais ce n’est pas suffisant pour contraindre toute une population à devoir se choisir un métier.
D’ailleurs à ce propos, se poser la question du pourquoi profond de la fuite de plus en plus de gens, de cette recherche du vivre hors des critères de notre société. Alors certes, au cours d’une existence, nombre de personnes peuvent avoir eu l’occasion de pratiquer diverses professions. Et de nos jours les reconversions sont très dans l’air du temps ! Mais sur le fond, qu’avons-nous besoin de nous infliger ainsi une réduction de nos capacités, de nos possibilités ! Au nom de quoi ?
La profession est une activité spécialisée, elle se focalise sur un domaine, donc forcément au détriment des autres (au même titre que la monoculture provoque des dégâts dans la nature, des déséquilibres importants). Elle est choisie parmi toutes les activités qu’un humain devrait pratiquer de façon plus ou moins régulière pour son bien-être et celui de ses proches, pour son autonomie.
Or à cela, avec le « progrès », nous avons encore trouvé le moyen de spécialiser cette spécialisation qu’est le métier, la profession !
Un petit aperçu assez savoureux extrait du livre « Le maître des abeilles » d’Henri Vincenot :
« Petit à petit ses yeux s’accoutumant, le Parisien vit ce prodigieux et incessant remue-ménage que font toutes ces ouvrières, opiniâtrement, aveuglément, se bousculant dans les couloirs qu’elles avaient aménagés entre les rayons : « Regarde !… Tu les vois ? Comme les pauvres Parisiens dans le métro ! Pauvres bêtes qui courent, courent toute la journée, toute la nuit… car je viens les observer la nuit aussi pendant des heures. Toujours toutes à la queue leu leu, victimes d’une spécialisation absolue et sacrifiées, toutes, à la productivité et à l’efficacité du monstre Etat – Saluez ! – de leur naissance à leur mort…
Et là-dedans, parmi ces dix mille sujets de chacun de ces « Etats » (il montrait l’ensemble du rucher), rien qu’une qui a droit à l’amour ! la reine – les autres, les ouvrières, au turf, mes enfants, au turf ! à la production ! Toutes ! Vite ! Nuit et jour !… d’ailleurs pense qu’une seule, la reine, a les organes de l’amour ! Les autres ? Nib ! Rien ! Condamnées à la production exclusivement ! Les joies de l’amour ? Tintin ! Pas la peine ! Temps perdu ! Energie perdue ! Une seule suffira : la reine (je te la montrerai un jour). C’est un sexe, un sexe – rien qu’un sexe.
Elle n’a même pas les organes pour se nourrir. Ce sont les ouvrières qui l’empiffrent. Les mâles aussi : on les fabrique à la demande, en temps voulu, exclusivement pour la fécondation de la seule reine. Ils sont incapables de se sustenter et de travailler. Ce sont les ouvrières qui les alimentent. Ce qui facilite les choses pour les supprimer lorsqu’ils ont rempli la Mère unique. Bouches inutiles. On se contente de ne plus les alimenter : Ils crèvent de faim. Amen ! Pour le bien de l’Etat. Saluez ! »
Le Mage hochait la tête, en fixant fiévreusement les allées et venues mystérieuses de ces bagnardes. Au bout d’un instant, il s’écria d’une voix terrible, comme un procureur indigné :
« Messieurs, nous avons là sous les yeux une société qui a été entièrement pervertie au communisme intégral, au collectivisme total, parfait, à l’étatisme systématique, et sacrifiée, sur l’autel du productivisme, au dieu Etat…! Saluez!… »
On ne savait trop si le Mage ricanait, sanglotait ou étouffait de colère.
Puis il eut un long silence et, sans cesser d’observer cet invraisemblable et inquiétant mouvement qui circulait dans ces corridors rigoureux ménagés entre les opercules, il continua :
« Regarde-les… Regarde ces ilotes urbains dans les couloirs du métro ! Regarde-les tes Parisiens châtrés de demain, tes esclaves ! Ici, dans cette ruche, ce ne sont plus dix mille abeilles, c’est une matière bien moulée, bien conditionnée qui fonctionne. Plus d’individus : une collectivité.
Regarde : ta femme est là, déchargée de ses devoirs de maternité, tout entière vouée au service de la collectivité. Saluez ! Quant à toi !… Eh bien, toi, mon garçon, tu n’es plus là. Tu peux chercher : tu ne verras pas un mâle. Pas un mâle, je te dis.
Les messieurs vont être pondus en temps voulu, selon le programme, dans des alvéoles spéciaux, nourriture spéciale, pour faire des reproducteurs de choix jusqu’au moment du vol nuptial ; et en avant pour la grande remonte. Un seul mâle – celui qui vole le plus haut – aura cet honneur de baiser la reine, de la baiser à mort. Après quoi, la seule reine étant gavée de sa semence, ils vont tous tomber d’inanition et leur cadavre desséché sera évacué par les nettoyeuses de service ! pour le plus grand bien de l’Etat, de Sa Majesté la Communauté. Saluez ! »
Oui, comme disait Henri Vincenot « victimes d’une spécialisation absolue et sacrifiées, toutes, à la productivité et à l’efficacité du monstre Etat ». Voilà dès le départ vers quoi nous nous dirigions sans le savoir. Dès les premiers métiers et leurs « querelles de clochers », leurs querelles de corporations, de confréries, de syndicats…
« (…) c’est une matière bien moulée, bien conditionnée qui fonctionne. Plus d’individus : une collectivité. »
Travaillez-vous selon vos valeurs ou selon celles d’un Etat ?
Et quand je pense que certains continuent de nous rabâcher que nous sommes tombés dans une société d’individualistes…
A ce propos, lire dans le tome 1 du recueil de Folle autonomie : « Société d’asociaux » avec ce passage que je glisse ici, en plus de ce qui précède :
Que de gémissements sur le prétendu « individualisme » de nos jours, sur le chacun pour soi, sur l’oubli des autres. Oubli des autres ? Dans un monde ou tout est fait pour que chacun ne soit jamais seul face à lui-même ? Dans une société du tout image, toute musique, tout bruit de fond (télé, ordi, musique – que ce soit dans les magasins ou ailleurs), toute association, tout regroupement (pédagogique, école, communes, etc.), tout lotissement, tout immeuble de x étages ?
Tout est fait pour empêcher de se retrouver seul face à soi-même. Tout est soigneusement mis en place pour distraire chacun. Car il faut se distraire n’est-ce pas. Mais se distraire de quoi au juste ? De ce qui étouffe en nous occupant du matin au soir et même la nuit pour ceux qui n’arrivent plus à dormir ? Ou de ce que notre Soi pourrait bien nous révéler si nous nous penchions un peu plus sur ce qui ne tourne pas rond dans notre existence ?
Les autres sont un peu trop présents, voilà ce qu’il y a. Ce n’est pas l’individualisme qui pose problème, mais le manque d’individualisme, c’est très différent. Mais plus encore, c’est le manque d’individuation.
Dans l’instauration d’une volonté forte d’imposer un diktat – soit un poison -, il y a inclus d’office le remède qui le tuera. C’est l’antidote au poison, au diktat, ou dit aussi autrement, le remède est dans le poison, il va s’éliminer de lui-même.
A la croisée des chemins
Nous vivons une époque qui voit disparaître le travail (chômage, robotisation de tout) et qui en même temps spécialise tout de plus en plus. Sorte de combat de l’hydre avant sa mort programmée (?) et/ou basculement profond de la société pour une nouvelle ère (?). A nous de voir, à nous d’en décider.
Bref, que chacun puisse vivre comme bon lui semble, spécialisation ou pas, sans être pointé du doigt comme un être déviant.
Ma normalité n’est pas celle du voisin sans pour autant être inique. Elle est autre, l’égalité n’ayant rien à voir là-dedans.
Odile
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